Échelles à crochet : histoire croisée et héritage à La Réunion


Introduction

Utilisée en France depuis 1824, l’échelle à crochet a sauvé des centaines de vies. Conçue pour permettre l’accès aux étages par l’extérieur, elle est longtemps restée un symbole de courage et de technicité. Cet article retrace son histoire internationale, de l’Allemagne aux États-Unis, en passant par la Grande-Bretagne, jusqu’à son usage opérationnel à La Réunion en 2002.


Origines européennes

Des racines médiévales

Dès le XVe siècle, des échelles munies de crochets sont décrites dans les traités de siège, notamment chez Conrad Kiser (vers 1405), comme dispositifs d’assaut. Ces agrès de guerre, faits de cordes et de crocs, permettaient aux assaillants de franchir des murailles. Tombés en désuétude avec l’essor de l’artillerie, ces dispositifs réapparaîtront à des fins civiles des siècles plus tard.

Réinvention à Paris

À la fin du XVIIIe siècle, les sapeurs-pompiers parisiens disposent d’échelles droites, longues et peu maniables. L’incendie de la rue Saint-Roch en 1797, où plusieurs habitants périssent faute d’une solution de secours vertical, pousse les autorités à chercher une alternative. En 1824, un mécanicien nommé Daujon propose une échelle monomontant munie d’un crochet en acier. Perfectionné par le capitaine Mayniel, cet outil léger et robuste est intégré à l’équipement de la Brigade de Paris dès 1825.

L’échelle à crochet devient rapidement emblématique. À Paris, chaque pompe à bras en est équipée. Elle figure officiellement dans les premiers manuels du sapeur-pompier.


L’outil s’exporte

Allemagne : Behl et la Hakenleiter

En 1828, le charpentier Johann Behl met au point une échelle métallique avec un bec de cane en tête. Conçue pour accéder aux étages en façade, elle répond à l’urbanisation croissante. Popularisée par le capitaine Graser à Elberfeld, elle prend le nom de Hakenleiter et se diffuse au sein des jeunes corps de pompiers volontaires. C’est par ce canal que la technique traverse l’Atlantique.

États-Unis : Christ Hoell et la pompier ladder

En 1873, le pompier allemand Christophe Hoell s’installe à St. Louis (Missouri). En 1877, il forme les premières équipes spécialisées à l’usage des pompier ladders — nom donné en hommage à l’origine française de l’outil. En 1884, à New York, le pompier John Binns sauve une femme en gravissant une façade grâce à cette échelle, suscitant l’adhésion du FDNY. Le matériel devient standard dans les grandes villes américaines jusqu’à son retrait dans les années 1990.

Royaume-Uni : une adoption pragmatique

À Londres, les premières hook ladders apparaissent en 1904 après un sinistre dramatique dans Queen Victoria Street en 1902. Le modèle britannique diffère : deux montants latéraux, 4,1 m de long, un crochet amovible. L’outil s’avère précieux dans les ruelles et les arrière-cours. Pendant des décennies, le London Fire Brigade forme ses recrues à l’usage de ces échelles. Elles sont retirées du service actif dans les années 1980 pour raisons de sécurité.


Déclin et résilience

Au XXe siècle, les échelles à crochets sont de moins en moins utilisées avec le déploiement des échelles mécaniques, nacelles et autres moyens motorisés. Les normes de construction rendent leur usage moins fréquent : escaliers encloisonnés, issues de secours, colonnes sèches. Mais l’outil n’a pas totalement disparu. À Paris, la Brigade des sapeurs-pompiers continue de s’en servir, notamment lors de l’incendie de la rue Erlanger en 2019 où 64 personnes sont secourues aux fenêtres grâce à cet agrès.


L’échelle à crochet à La Réunion

Une implantation ancienne

Dès 1912, un inventaire du matériel du centre de secours de Saint-Denis mentionne six échelles à crochets (quatre pliantes, deux simples). À cette époque, l’unique grande échelle coulissante mesure 7 mètres. L’échelle à crochet offre alors un moyen complémentaire pour accéder aux étages supérieurs, dans un contexte où les moyens motorisés sont encore inexistants.

Le capitaine Deroche, lors d’une inspection en 1909, souligne néanmoins les limites de cet outil : instabilité, dangerosité, nécessité d’une bonne maîtrise. Il recommande de réformer certaines échelles en bois démontables, jugées peu sûres.

Un usage opérationnel documenté : 12 mai 2002

Dans la nuit du 11 au 12 mai 2002, un incendie embrase un immeuble rue Maréchal-Leclerc à Saint-Denis. La cage d’escalier s’effondre. Plusieurs habitants sont piégés. Le caporal-chef Marius Filain et le sapeur Charles Telegrand engagent une échelle à crochet sur la façade arrière, inaccessible autrement. Plusieurs sauvetages sont réalisés, dont certains derrière des grilles qu’il faut découper.

Il s’agit de la première utilisation documentée en opération de cet outil à La Réunion. Aucun décès. Deux blessés légers. L’échelle à crochet, jusque-là cantonnée aux manœuvres, démontre alors sa valeur tactique dans un contexte insulaire urbain.


Enjeux muséographiques et transmission

L’échelle à crochet incarne la transmission d’un savoir technique exigeant, souvent réservé à des élites opérationnelles. Elle témoigne d’un lien direct avec l’histoire des secours urbains, du génie militaire au sauvetage civil.

Pour La Réunion, elle symbolise l’adoption d’un outil métropolitain, transposé dans un environnement tropical et insulaire. Elle rappelle aussi le rôle des pompiers locaux dans l’appropriation de techniques complexes et dans leur adaptation au contexte réunionnais.


Conclusion

De Paris à Francfort, de New York à Saint-Denis, l’échelle à crochet aura connu deux siècles d’usage, d’évolution, de mise à l’épreuve. Aujourd’hui conservée dans les musées, encore utilisée par quelques unités, elle représente l’alliance du courage, de la technique et de la mémoire.


Sources

Nicolas FOLIO

Officier supérieur de sapeurs-pompiers à La Réunion, ancien cadre de la Brigade de sapeurs-pompiers de Paris. Chef du centre de secours principal de Saint-Pierre. Auditeur de l’IHEDN (session régionale océan Indien), doctorant en civilisation allemande, chargé d’enseignement universitaire en histoire, anglais, allemand et gestion des risques. Président d’associations dédiées à la mémoire et au patrimoine des sapeurs-pompiers. Auteur et chercheur engagé dans l’étude des services de secours à l’échelle internationale, en particulier en Bavière et à La Réunion. Intègre, polyvalent, tourné vers l’action et la transmission.

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