12 mai 2002 – Rue Maréchal-Leclerc : une nuit de feu et de courage


Le contexte

Dans la nuit du 11 au 12 mai 2002, un incendie d’une extrême violence embrase la librairie Lacaille, située au 332 rue Maréchal-Leclerc à Saint-Denis. Le feu se propage rapidement aux trois étages de l’immeuble. La cage d’escalier en bois est détruite. La fumée envahit les appartements. De nombreuses personnes, piégées, se réfugient aux fenêtres, sur les balcons, ou sur le toit. Certains commencent à descendre à mains nues des draps noués ou des câbles électriques.

La situation est critique. Aucun itinéraire d’évacuation classique n’est praticable.


L’intervention

Les premiers engins du CSP de Saint-Denis arrivent sur les lieux à 1h18. Le chef de garde alerte immédiatement le CODIS et engage une montée en puissance des moyens. L’EPSA, plusieurs FPT, CCF, et VSAB sont mobilisés.

Deux sapeurs-pompiers, le caporal-chef Marius Filain et le sapeur Charles Telegrand, prennent la décision d’engager une échelle à coulisse et une échelle à crochet — une première à La Réunion — sur la façade arrière de l’immeuble, inaccessible aux moyens mécaniques. Ils gravissent les niveaux et permettent l’évacuation de plusieurs personnes, parfois bloquées derrière des grilles qu’il faut tronçonner.

Dans le même temps, le major Jean-Yves Pontiac, en qualité de chef de groupe, prend le commandement des opérations. Il organise la sectorisation géographique et fonctionnelle, assure l’alimentation des engins sur bouches distinctes, coordonne les sauvetages et l’extinction.

L’ensemble des occupants de l’immeuble est évacué sain et sauf. Deux blessés seront recensés : une personne légèrement brûlée aux bras, et une autre intoxiquée par les fumées.


Les visages

Jean-Yves Pontiac, chef de groupe :

« Une vision apocalyptique : des nourrissons descendus dans des couffins, des hommes fuyant par les câbles électriques, des familles appelant à l’aide depuis le toit. »

Charles Telegrand, sapeur-pompier :

« J’ai pris la décision d’utiliser l’échelle à crochet. Ce matériel exige un engagement physique et technique important. C’était la seule option. Tous les occupants ont été sauvés. L’émotion en redescendant, je ne l’oublierai jamais. »

Victor Naxos, âgé de 10 ans en 2002 :

« Je me rappelle avoir vu du feu dans les escaliers. On ne pouvait plus sortir. Ma mère a noué des draps pour qu’on descende un par un… Le dernier drap a cédé. Elle s’est blessée à la cheville. »

Article du Quotidien de La Réunion (2 août 2011) : « Une vision d’apocalypse »

Documents d’archives

  • Rapport d’intervention du lieutenant Bernard Thomas (14 mai 2002)
  • Rapport complémentaire sur les comportements individuels
  • Attestation du commandant Paul Boucheron
Rapport complémentaire du lieutenant Thomas
Attestation du commandant Paul Boucheron

Témoignages

Témoignage de Jean-Yves Pontiac
Chef de groupe, 12 mai 2002

J’étais de permanence en tant que chef de groupe pour la semaine du 6 au 12 mai 2002. Une semaine chargée, ponctuée de nombreuses interventions, si bien que mon travail administratif avait pris du retard. Le dimanche soir, j’étais retourné au bureau pour le rattraper.

Je quittais la caserne vers 1 h du matin quand j’ai reçu l’appel pour un « violent feu » à la librairie Lacaille, rue Maréchal-Leclerc. En me retournant vers le secteur, rien de visible depuis ma position. J’ai pensé à un feu de poubelles, comme on en voyait souvent.

Mais en descendant vers le centre-ville par le boulevard Lancastel, une odeur de brûlé s’est imposée. À la sortie des établissements Ravate, la scène est apparue : une vision apocalyptique. Rien ne m’y avait préparé.

J’ai rejoint le chef de garde, effectué une reconnaissance rapide, et pris le commandement des opérations.

Ce que j’ai vu restera gravé :

  • Des couffins montaient et descendaient par les balcons pour évacuer des nourrissons.
  • Des hommes fuyaient par les câbles électriques.
  • Des collègues découpaient au disque les barreaux des fenêtres pour extraire les habitants.
  • Des familles piégées appelaient à l’aide depuis le toit, noyées dans la fumée.

Dans cette nuit de chaos, chaque maillon de la chaîne des secours a fonctionné. Grâce à leur sang-froid et à leur engagement, tous les occupants ont pu être sauvés.

De retour à la caserne, la vision du réfectoire plein de sinistrés, adultes et enfants, réchauffés par les vestes de pompiers, m’a apporté une forme de soulagement. On avait tenu.

Témoignage audio de Marius Filain (en créole réunionnais)
Sapeur-pompier

Témoignage de Charles Telegrand
Sapeur au centre de secours de Saint-Denis

Sauvetage pendant l’incendie d’habitation rue Maréchal-Leclerc – Mise en œuvre exceptionnelle de l’échelle à crochet

Je m’appelle Charles Telegrand. Lors de cette intervention marquante, en pleine nuit, nous avons été engagés sur un feu d’habitation particulièrement violent. À notre arrivée, les flammes s’échappaient du rez-de-chaussée, et la seule cage d’escalier — en bois — était entièrement embrasée. De nombreux résidents, piégés aux étages supérieurs, se manifestaient en panique aux fenêtres, sans aucune possibilité de fuir par l’intérieur.

Affecté au fourgon pompe-tonne du centre de secours de Saint-Denis, j’ai été envoyé sur la façade arrière de l’immeuble, une zone inaccessible aux échelles aériennes. Face à cette configuration complexe, et fort de mes 16 années passées à la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris, j’ai pris la décision d’utiliser un agrès dont l’emploi est aussi rare qu’exigeant : l’échelle à crochet.

Ce matériel de sauvetage demande un engagement physique et technique exceptionnel. Il s’agit d’une échelle à main permettant d’accéder d’étage en étage en façade, lorsque toutes les autres voies sont coupées. Ce soir-là, c’était la seule option viable pour atteindre rapidement les personnes bloquées et les extraire du danger.

Cette intervention restera un tournant : c’était la toute première fois que l’échelle à crochet était utilisée en opération réelle par le corps départemental des pompiers de La Réunion. Sa mise en œuvre fut une réussite exemplaire. Tous les occupants furent sauvés. Aucun décès n’est à déplorer.

Sur le plan personnel, cette mission a renforcé en moi la valeur de notre engagement, mais aussi l’importance de maîtriser des techniques spécifiques, rarement mises en œuvre mais décisives. L’émotion ressentie en redescendant, après avoir mis plusieurs vies en sécurité, restera gravée au fond de moi.

C’est dans ces moments extrêmes, où l’on repousse les limites, que l’on mesure toute la portée de notre métier : sauver — quoi qu’il en coûte, avec les moyens que l’on s’est donnés.

Témoignage de Vincent Naxos
Âgé de 10 ans au moment des faits – Aujourd’hui sapeur-pompier au sein du centre de secours de Saint-Denis

« De ce que je me rappelle, j’ai été réveillé par ma sœur. Quand j’ai ouvert les yeux, il y avait déjà de la fumée partout. Tout le monde paniquait. On entendait des bruits de verre qui se brisait au rez-de-chaussée – sûrement dans la boutique qui avait pris feu.

À la maison, il y avait ma mère, ma grande sœur, une cousine de la famille, un copain d’école qui avait mon âge, et moi. On s’est regroupés avant d’essayer de sortir. Mais en ouvrant la porte d’entrée, on a vu le feu dans l’escalier. Il était impossible de passer. On a refermé et on est repartis en sens inverse.

La fumée envahissait tout. On respirait de plus en plus mal. Ma mère et notre cousine ont mouillé des torchons, et on les a mis sur notre nez et notre bouche pour pouvoir tenir.

Finalement, on s’est tous retrouvés sur la terrasse. C’était le seul endroit encore respirable. Ma mère et notre cousine sont retournées à l’intérieur pour chercher des draps. Elles les ont noués entre eux pour fabriquer une corde, qu’elles ont accrochée à la rambarde.

On est tous descendus un à un avec l’aide des gens en bas et des pompiers. Je crois que c’est ma mère qui s’est blessée en dernier : le dernier drap a cédé, et elle s’est tordu la cheville en tombant. »

Nicolas FOLIO

Officier supérieur de sapeurs-pompiers à La Réunion, ancien cadre de la Brigade de sapeurs-pompiers de Paris. Chef du centre de secours principal de Saint-Pierre. Auditeur de l’IHEDN (session régionale océan Indien), doctorant en civilisation allemande, chargé d’enseignement universitaire en histoire, anglais, allemand et gestion des risques. Président d’associations dédiées à la mémoire et au patrimoine des sapeurs-pompiers. Auteur et chercheur engagé dans l’étude des services de secours à l’échelle internationale, en particulier en Bavière et à La Réunion. Intègre, polyvalent, tourné vers l’action et la transmission.

Laisser un commentaire

You May Have Missed